11.         La tactique de Torremolinos

 

Le mystère de l'or du Français ainsi résolu, la vie reprit son cours habituel. Le prisonnier montait dîner chez le major une fois par semaine. Après une brève période de négociations concernant les conditions de vie des détenus, ils conversaient de choses et d'autres dans une atmosphère amicale et se lançaient parfois dans une partie d'échecs. Ce soir-là, ils se levèrent de table tout en poursuivant leur discussion sur le premier roman de Samuel Richardson, Pamela ou la vertu récompensée.

— Pensez-vous que la complexité de l'histoire justifie la longueur du roman ? demanda Grey.

Il se pencha pour allumer son cigare à la flamme d'une chandelle.

— Après tout, poursuivit-il, la fabrication d'un volume aussi imposant doit coûter cher à son éditeur et requiert un effort de concentration conséquent de la part du lecteur.

Fraser sourit. Il ne fumait pas, mais avait choisi de boire du porto ce soir-là, affirmant que c'était la seule boisson dont l'arôme n'était pas altéré par la fumée de cigare.

— Combien de pages fait-il ? demanda-t-il. Douze cents, si je me souviens bien... ? D'un autre côté, comment résumer les complexités d'une vie bien remplie en quelques centaines de pages sans sacrifier à la fidélité et à la précision du récit ?

— En effet. Toutefois, on m'a appris naguère que tout le talent du romancier résidait dans l'art de sélectionner les détails les plus parlants. Ne pensez-vous pas que la longueur du roman trahit un manque de discipline de la part de l'auteur, une incapacité à capturer l'essence de ses personnages ?

Fraser réfléchit, faisant lentement tournoyer le liquide rubis dans son verre.

— Il est vrai que j'ai lu bon nombre de livres dont la longueur tendait à masquer le manque de talent de leur auteur, déclara-t-il. Celui-ci cherchait à convaincre son lecteur en l'inondant de détails. Cependant, je ne trouve pas que ce soit le cas de Richardson. Chacun de ses personnages est décrit avec le plus grand soin et tous les incidents qu'il nous narre sont essentiels à la trame du récit. Non, je crois plutôt que certaines histoires sont plus longues à raconter que d'autres.

Il but une nouvelle gorgée et rit avant de préciser :

— Il faut dire que je ne suis pas très objectif sur ce sujet. Compte tenu des circonstances dans lesquelles j'ai lu Pamela, j'aurais été ravi si le roman avait été deux fois plus long.

— Et quelles étaient-elles ?

Grey pinça les lèvres et expira un anneau de fumée qui s'éleva doucement vers le plafond.

— J'ai vécu terré dans une grotte pendant plusieurs années, major. Je n'avais généralement que deux ou trois livres sous la main et ils devaient me durer plusieurs mois. C'est sans doute la raison pour laquelle j'apprécie les longs romans, même si, je le reconnais, peu de lecteurs sont dans mon cas.

— C'est un fait, convint Grey. Je me souviens qu'une amie de ma mère, lady Hensley, a aperçu Pamela un jour sur une table dans notre salon.

Il s'interrompit pour tirer sur son cigare.

— ... Elle a pris le livre, l'a soupesé et a levé les yeux au ciel.

Il prit une mine précieuse et singea la dame en question en prenant une voix de fausset :

— » Ma chère comtesse ! Où trouvez-vous le courage de vous attaquer à des ouvrages d'une taille aussi... gargantuesque ! Pour ma part, je n'aurais jamais la force de me plonger dans une lecture d'une telle envergure. »

Il s'éclaircit la gorge avant de poursuivre de sa voix normale :

— Sur quoi ma mère a répondu : « Pourtant, ce n'est pas le souffle qui vous manque. »

Fraser éclata de rire, écartant les vestiges d'un autre rond de fumée qui s'attardait devant ses yeux. Grey se leva et lui indiqua l'échiquier.

— Venez, nous avons juste le temps de faire une petite partie.

Il n'était pas vraiment à son avantage aux échecs. Fraser était nettement plus fort que lui, mais il parvenait parfois à lui arracher une rare victoire grâce au bluff et à l'audace.

Ce soir-là, il décida de tenter la tactique dite de Torremolinos. C'était un jeu risqué, avec une ouverture du cavalier. S'il avançait judicieusement ses premiers pions, cela lui permettait ensuite d'effectuer une manœuvre inhabituelle avec le fou et la tour. Pour qu'elle réussisse, il fallait brouiller les pistes avec son deuxième cavalier et le fou. Grey n'y avait que rarement recours, car il fallait que son adversaire soit un joueur expérimenté qui détecte rapidement la menace représentée par le cavalier. Mais après trois mois de parties hebdomadaires, Grey savait fort bien à quel genre de joueur il avait affaire.

En jouant l'avant-dernier coup de sa combinaison, Grey retint son souffle. Il sentit les yeux de Fraser se lever brièvement vers lui, mais se garda de croiser son regard de peur de trahir son excitation. Il tendit le bras vers la carafe et remplit leurs deux verres de porto, se concentrant sur le liquide rouge sombre.

Allait-il bouger un simple pion ou son cavalier ? Fraser était penché sur l'échiquier, absorbé par le jeu. S'il avançait son cavalier, il était perdu. S'il tendait la main vers le pion, le plan s'écroulait.

Grey sentait son cœur battre violemment. La main de Fraser flotta au-dessus de l'échiquier, puis plongea avec assurance, survola les pièces et en saisit une. C'était le cavalier.

Grey poussa un soupir d'aise plus fort qu'il ne l'aurait voulu, car Fraser releva la tête d'un air surpris. Trop tard. Veillant à ne pas afficher une expression exagérément triomphante, Grey avança sa tour et annonça échec et mat.

Fraser fronça les sourcils, scrutant la table un long moment, ses yeux allant d'une pièce à l'autre, évaluant la situation. Puis il tressaillit et redressa la tête en écarquillant les yeux, surpris et impressionné à la fois.

— Espèce de petite fripouille ! Où avez-vous appris un truc pareil ?

— C'est mon grand frère qui me l'a montré, répondit Grey avec jubilation.

Il ne battait Fraser qu'une fois sur dix et savourait sa victoire.

Fraser se mit à rire et, avançant son long index, renversa son propre roi.

— J'aurais dû m'y attendre, connaissant lord Melton ! déclara-t-il en souriant.

Grey se figea dans son fauteuil. Fraser dut remarquer sa stupeur, car il arqua un sourcil interrogateur.

— C'est bien de lord Melton que vous parliez, non ? À  moins que vous n'ayez un autre frère ?

— Non. Je n'ai que lui.

Il n'en croyait pas ses oreilles. Cette ordure savait donc qui il était depuis le début ?

— Notre rencontre a été plutôt brève, poursuivit Fraser... mais mémorable.

Il saisit son verre et but une gorgée, observant Grey par-dessus le bord en cristal.

— Vous ignoriez peut-être que j'avais rencontré lord Melton à Culloden ? demanda-t-il.

— Non, je le savais. J'étais moi-même à Culloden. Tout le plaisir de sa victoire s'était évanoui. La fumée de son propre cigare l'écœurait.

— Mais j'ignorais que vous vous souveniez d’Harold, renchérit-il, ou que vous étiez au courant de notre lien de parenté.

— Comment aurais-je pu oublier votre frère ? Je lui dois la vie ! lâcha Fraser avec une moue ironique.

Grey lui lança un regard cynique.

— J'ai cru comprendre que vous ne lui étiez pas franchement reconnaissant de vous avoir épargné.

Les sillons autour de la bouche de Fraser se tendirent, puis se relâchèrent.

— C'est vrai. Malgré mes supplications, votre frère a refusé de m'abattre... 

— Vous auriez voulu qu'il vous tue ? s'étonna Grey. L'Écossais fixait l'échiquier d'un regard distant, manifestement absorbé par un souvenir précis et douloureux.

— Je croyais avoir une bonne raison de mourir.

— Laquelle ? demanda aussitôt Grey.

Croisant le regard de Fraser, il ajouta précipitamment :

— Excusez-moi, n'y voyez aucune insolence de ma part. C'est que... à cette époque, je partageais les mêmes sentiments que vous. D'après ce que vous m'avez dit des Stuart, je ne peux croire que leur défaite ait suscité en vous un tel désespoir.

Fraser hocha la tête, esquissant un semblant de sourire désabusé.

— Certains se sont battus par amour pour Charles-Édouard Stuart... ou parce qu'ils croyaient au droit légitime de son père de remonter sur le trône. Mais vous avez raison, je n'en faisais pas partie.

Il n'en dit pas plus. Grey prit une profonde inspiration, les yeux fixés sur le tapis.

— Je me sentais comme vous, à l'époque. J'ai... perdu un ami très cher à Culloden.

Il hésita à évoquer Hector devant cet homme, un officier jacobite qui avait sans doute abattu plus d'un soldat anglais sur ce champ de la mort. Un homme dont l'épée était peut-être celle qui... D'un autre côté, il ne pouvait plus reculer. Il devait parler. Et à qui d'autre pouvait-il parler d’Hector, sinon précisément à cet homme, un prisonnier coupé du reste du monde, dont les indiscrétions éventuelles ne pourraient lui nuire ?

— Harold, mon frère, m'a forcé à aller voir le corps... Il prétendait qu'autrement je ne pourrais jamais croire à sa mort. Tant que je n'aurais pas constaté de mes propres yeux qu'Hector, mon ami, nous avait vraiment quittés, je ne pourrais cesser de le pleurer.

Il releva la tête et s'efforça de sourire.

— Harold a souvent raison, mais pas toujours.

Peut-être la plaie s'était-elle refermée, mais il n'oublierait jamais. Comment pourrait-il chasser de son esprit l'image d’Hector gisant dans la boue, le teint cireux à la lumière de l'aube, ses longs cils noirs effleurant délicatement ses joues comme dans son sommeil ? Comment effacer de sa mémoire la vision de cette plaie béante qui lui avait presque arraché la tête, exposant la trachée et les principaux vaisseaux de la gorge ?

Ils restèrent silencieux un long moment. Fraser reprit son verre et le vida cul sec. Sans lui demander son avis, Grey remplit les deux verres pour la troisième fois. Puis il s'enfonça dans son fauteuil, dévisageant son invité d'un air intrigué.

— Estimez-vous que votre vie est un fardeau insoutenable, monsieur Fraser ?

L'Écossais leva les yeux et soutint son regard un long moment. Manifestement, il ne lut dans son visage rien d'autre que de la curiosité, car la tension de ses épaules se relâcha et ses lèvres se détendirent. Baissant les yeux, il se mit à ouvrir et à fermer sa main droite pour en étirer les muscles. Grey constata qu'elle avait été blessée. Les petites cicatrices étaient visibles à la lueur du feu et deux des doigts ne fléchissaient plus.

— Finalement, pas trop, répondit-il enfin. Ce qui est insoutenable, c'est de ne pouvoir secourir ceux qu'on aime.

— Et non pas de n'avoir personne à aimer ? Fraser réfléchit avant de répondre.

— Non, ça c'est le vide, mais ce n'est pas ce qu'il y a de plus insupportable.

Il était tard. La forteresse était silencieuse.

— Votre femme... elle était guérisseuse, c'est bien cela ?

— Oui. Elle... elle s'appelait Claire.

Fraser déglutit péniblement, puis leva son verre et but comme s'il cherchait à déloger quelque corps étranger coincé dans sa gorge.

— Vous l'aimiez beaucoup, n'est-ce pas ?

Il avait reconnu chez l'Écossais ce même besoin impulsif qu'il avait ressenti un peu plus tôt... le besoin de prononcer un nom resté enfoui depuis longtemps, de ramener un instant à la vie le fantôme d'un amour.

— Je comptais vous remercier un jour, major, dit doucement Fraser.

— Me remercier ! Mais de quoi ?

— De cette nuit à Carryarrick, lorsque nous nous sommes rencontrés la première fois. De ce que vous avez fait pour ma femme.

— Vous vous en souvenez... murmura Grey, la voix brisée.

— Oui, je n'ai pas oublié.

II n'y avait pas la moindre lueur d'ironie dans son regard. Il hocha la tête, l'air grave.

— Vous vous êtes montré un ennemi courageux, major. Ça ne s'oublie pas.

John Grey émit un rire amer. Étrangement, il se sentait moins gêné qu'il ne l'aurait cru à l'évocation de ce souvenir honteux.

— Si vous considérez un gamin de seize ans qui chie dans ses culottes comme un ennemi courageux, je comprends mieux pourquoi les Highlanders ont été vaincus.

— Si un homme ne chie pas dans ses culottes quand on lui colle un pistolet contre la tempe, major, c'est qu'il n'a pas d'entrailles ou pas de cervelle.

Grey ne put s'empêcher de rire, tandis que Fraser poursuivait :

— Vous avez refusé de trahir les vôtres au péril de votre vie, mais vous avez parlé pour sauver l'honneur d'une femme. L'honneur de ma femme. Pour moi, c'est un acte de bravoure incroyable.

Les paroles de l'Écossais avaient un indéniable accent de sincérité.

— Je n'ai pas sauvé votre femme, dit Grey avec amertume. Elle n'était même pas en danger.

— Oui, mais vous ne pouviez pas le savoir, rectifia Fraser. Vous pensiez sauver sa vie et sa vertu, au mépris de la vôtre. Votre geste était le plus bel honneur qu'on puisse faire à une femme. J'y repense parfois, depuis que... qu'elle n'est plus là.

Sa voix avait à peine tremblé en prononçant ces dernières paroles. Seule la contraction des muscles de son cou avait trahi son émotion.

— Je vois... dit lentement Grey. Je suis désolé pour votre femme.

Ils se turent un long moment, chacun perdu avec ses fantômes. Puis Fraser se redressa.

— Votre frère avait raison, major. Merci et bonne nuit.

Il reposa son verre, se leva et sortit.

D'une certaine manière, cela lui rappelait ses années passées dans la grotte, avec ses visites au manoir, oasis de vie et de chaleur dans un désert de solitude. Ici, c'était l'inverse. Il passait de la promiscuité et de la misère froide de la cellule aux quartiers chauds et illuminés du major, où il pouvait pendant quelques heures étirer à la fois son corps et son esprit, se détendre et profiter de la chaleur, de la conversation et de la nourriture abondante.

Cela lui donnait aussi une étrange impression de désagrégation, l'impression de laisser chaque fois une petite partie de lui-même dans les appartements du major. Et, chaque fois, le retour dans la cellule était un peu plus difficile.

Il se tenait dans le couloir balayé de courants d'air, attendant que le geôlier vienne lui ouvrir. Les ronflements des hommes endormis montaient de l'autre côté de la porte et leur odeur l'enveloppa dès qu'elle s'ouvrit, tel un pet gras et putride.

Il inspira profondément puis baissa la tête pour entrer dans la cellule. La porte se referma derrière lui, replongeant la pièce dans les ténèbres. Plusieurs hommes l'avaient entendu entrer et un froissement de vêtements parcourut les rangées de silhouettes couchées.

— Tu rentres tard, MacDubh, dit Murdo Lindsay d'une voix endormie. Tu seras claqué demain.

— Ne t'en fais pas pour moi, Murdo, chuchota-t-il en enjambant les corps.

Il ôta son manteau et le déposa soigneusement sur le banc, puis il déroula sa fine couverture et chercha une place sur le sol, son ombre longue dansant devant les barreaux de la fenêtre.

Ronnie Sinclair se retourna tandis que MacDubh se couchait près de lui. Il ouvrit des yeux bouffis.

— Alors, Boucle d'Or t'a bien nourri, MacDubh ?

— Oui, Ronnie, merci.

MacDubh gigota sur le sol froid, cherchant une position confortable.

— Tu nous raconteras demain,

Les prisonniers prenaient un plaisir étrange à entendre dans le détail ce qu'on lui avait servi à dîner, considérant comme un honneur que leur chef soit bien traité.

— Oui, Ronnie, promit MacDubh. Mais pour l'instant, laisse-moi dormir, veux-tu ?

— Dors bien, MacDubh.

Cette salutation venait de l'autre côté, où Hayes était ramassé en chien de fusil, enchâssé entre d'autres compagnons qui aimaient tous dormir au chaud.

— Fais de beaux rêves, Gavin, répondit MacDubh dans un murmure.

Peu à peu, le silence retomba.

Cette nuit-là, il rêva de Claire. Elle était couchée dans ses bras, voluptueuse et abondamment parfumée. Elle était enceinte, son ventre rond et lisse comme une pastèque, ses seins pleins et lourds, ses mamelons sombres comme le vin n'attendant que ses lèvres pour les goûter.

Elle glissa une main entre ses cuisses et il fit de même. Ses doigts rencontrèrent le petit mont duveteux, doux et chaud, et elle se pressa contre lui. Elle souleva les hanches et vint s'asseoir sur lui, le chevauchant, souriante, ses cheveux retombant en cascade autour de sa figure.

— Donne-moi ta bouche, murmura-t-il sans savoir s'il voulait qu'elle l'embrasse ou qu'elle prenne son sexe entre ses lèvres.

— Donne-moi la tienne, répondit-elle.

Elle se mit à rire et se pencha vers lui, les mains sur ses épaules, ses boucles caressant son visage en dégageant un parfum de mousse et de soleil. Il sentit le grattement des feuilles mortes dans son dos et comprit qu'ils étaient dans les collines près de Lallybroch. Sa peau avait la couleur des hêtres pourpres autour d'elle. Ses yeux étaient dorés. Puis son sein s'écrasa contre sa bouche et il le prit goulûment entre ses lèvres, attirant son corps contre le sien tandis qu'il suçait avidement. Son lait était chaud et sucré, avec un léger goût d'argent, comme le sang d'un cerf.

— Plus fort, murmura-t-elle.

Elle glissa une main derrière sa nuque et pressa sa tête contre son sein.

— Plus fort, répéta-t-elle.

Elle était couchée sur lui. Il posa les mains sur ses fesses, la maintenant immobile comme si sa vie en dépendait, sentant le poids de l'enfant sur son propre ventre, comme s'ils le partageaient désormais, protégeant le petit être de leurs deux corps réunis.

Il la serra contre lui et s'enfonça en elle d'un seul mouvement des reins, leurs trois corps n'en formant plus qu'un seul.

Il se réveilla en sursaut, haletant et en nage, couché sur le flanc sous l'un des bancs de la cellule. Il ne faisait pas encore jour mais il devinait les formes étendues de ses compagnons autour de lui. Il espérait n'avoir pas crié dans son sommeil. Il referma aussitôt les yeux mais le rêve était parti. Il resta allongé sans bouger, écoutant les battements de son cœur ralentir, et attendit l'aube.

 

18 juin 1755

 

Ce soir-là, John Grey avait soigné sa toilette. Il avait passé une chemise de lin immaculée et des bas de soie. Il ne portait pas de perruque, mais ses cheveux fraîchement lavés avaient été rincés avec un tonique au citron et à la verveine, puis tressés. Après quelque hésitation, il avait également enfilé la bague d’Hector. Ils avaient bien dîné : un faisan qu'il avait tué lui-même et une salade de légumes verts, en l'honneur des goûts étranges de Fraser. À  présent, ils étaient assis devant l'échiquier, concentrés sur la partie.

— Un peu de sherry ? demanda Grey.

Il venait d'avancer sa tour et étira les bras.

Absorbé par la nouvelle donne, Fraser acquiesça.

Grey se leva et traversa la pièce, laissant Fraser au coin du feu. En ouvrant l'armoire pour en sortir la bouteille, il sentit une goutte de transpiration lui couler le long des côtes. Ce n'était pas la chaleur, mais la nervosité.

Il apporta la bouteille à la table, tenant dans l'autre main les verres en cristal de Bohême que sa mère lui avait envoyés. Le liquide ambré se déversa du goulot en scintillant. Fraser observa le niveau du sherry qui montait dans les verres d'un air absent. Il semblait ailleurs. Ce ne pouvait être le déroulement de la partie qui le préoccupait, il avait déjà pratiquement gagné.

Le major avança la main et déplaça son fou. Ce n'était que reculer pour mieux sauter, certes, mais cela mettait la reine de Fraser en difficulté et, avec un peu de chance, il parviendrait même à lui prendre sa tour.

Il se releva pour mettre une briquette de tourbe dans le feu, puis vint se placer derrière son adversaire pour voir le jeu de son point de vue.

La lueur des flammes jouait dans la tignasse de l'Écossais, faisant ressortir les mèches d'un roux sombre, comme un rappel du sherry qui luisait dans les verres. Fraser avait noué ses cheveux en catogan avec un épais cordon noir. Le nœud semblait lâche, un simple geste aurait suffi à le défaire. John Grey s'imagina passant la main sous cette masse brillante, touchant la nuque lisse et chaude en dessous. Toucher... 

Sa paume se referma, imaginant la sensation.

— C'est à vous, major.

La voix grave de l'Écossais le ramena brusquement à la réalité et il reprit sa place, regardant l'échiquier à travers un rideau de brume.

Il était conscient des moindres mouvements de l'autre sans avoir à relever les yeux. L'air autour de Fraser semblait toujours électrique. Il était impossible de ne pas le regarder. Pour croiser son regard, Grey leva son verre et but une gorgée.

Fraser était immobile comme une statue. Seuls ses yeux qui balayaient l'échiquier semblaient en vie. Sa main, qui chatoyait sous la lumière vacillante noire et dorée à la fois, était posée sur la table, figée et gracieuse comme le pion capturé couché à ses côtés.

La pierre bleue de la bague d’Hector lança un éclat de lumière quand Grey tendit la main pour prendre le fou. «Ai-je tort, Hector ? pensa-t-il. Ai-je tort d'aimer l'homme qui t'a peut-être tué ?» Ou n'était-ce pas, au contraire, la seule façon de reprendre le cours normal de leurs vies à tous les deux, de panser les plaies de Culloden une fois pour toutes ?

Il reposa le fou avec un bruit sourd, la feutrine de sa base mordant la marqueterie. Puis, dans le même élan, sa main s'éleva à nouveau, semblant se déplacer de sa propre initiative. Elle survola l'échiquier tel un albatros qui plane au-dessus des vagues, puis piqua net vers la main de Fraser, sur laquelle elle se posa doucement, la paume fourmillante, ses doigts fléchis implorant tendrement.

La main sous la sienne était chaude, brûlante même, mais dure et inerte comme un éclat de marbre. Rien ne bougeait sur la table, hormis le reflet des flammes dans le cœur du sherry. Grey leva les yeux et rencontra le regard de Fraser.

— Enlevez votre main ou je vous tue.

Fraser avait parlé presque à voix basse, en articulant très lentement. La main sous celle de Grey ne bougeait pas, pas plus que le visage de son propriétaire, mais Grey sentit le frisson de répulsion et le spasme de haine qui irradiaient à travers sa peau.

Soudain, il entendit de nouveau la voix de Quarry le mettant en garde, aussi clairement que si l'homme lui chuchotait à l'oreille. « Si vous dînez seul avec cet homme, ne lui tournez jamais le dos. »

Cela ne risquait pas d'arriver. Il ne parvenait plus à détourner son regard, ni même à cligner les yeux pour effacer ce regard bleu qui le clouait sur place. Lentement, précautionneusement, il retira sa main.

Il y eut un moment de silence, perturbé uniquement par le clapotis de la pluie contre la vitre et le crépitement du feu, ni l'un ni l'autre ne sembla plus respirer. Puis Fraser se leva sans un mot et quitta la pièce.

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